Cet article avait été initialement publié le 29 Janvier 2014 sur le blog Diginomos, a présent disparu. Ce billet est une archive.
English version also available here.
Abstract
Contrairement à tout ce qu’on a pu lire ou entendre, le rachat de NEST par Google pour $3.2 milliards n’est pas un pari sur l’internet des objets, c’est une transaction clairement ancrée dans l’économie réelle. Décryptage.
Foreword
Annoncé le 14 janvier dernier, soit quelques jours après la clôture du salon CES de Las Vegas, le rachat de la startup Californienne NEST par Google a depuis fait couler beaucoup d’encre numérique.
La presse – dont c’est le métier – n’a pas tardé à relayer l’information et à la commenter. Il faut dire que ce n’est pas tous les jours que Google fait une acquisition à plus de $3.2 milliards en cash !
Simultanément, les journalistes et autres analystes se sont alors essayé à l’exercice de décrypter, d’expliquer et de rationaliser ce rachat, avec plus ou moins de succès.
Pour ma part, n’étant pas convaincu par les premières explications trop faciles et trop évidentes (sans parler de celles carrément simplistes) je me suis laissé le délai de la réflexion, et à ce jour je pense apercevoir le début d’une réponse plausible. Je vous explique tout ça dans la suite.
Google confirmerait ainsi le marché gigantesque de l’internet des objets
Première explication facile et évidente : En rachetant NEST, Google ferait un investissement sur le futur et prendrait une place de choix dans le marché en devenir de l’Internet des Objets.
On a toutes et tous lu à ce sujet l’avis du cabinet Gartner qui avance des chiffres mirobolants en termes d’opportunités de business dans l’ IoT : des projections allant sur 26 milliards d’objets connectés à horizon 2020 et un marché global chiffrant à $1.9 trillion soit $1900 milliards dont un revenu incrémental dépassant les $300 milliards. « Huge! » comme dirait Jean-Claude Vandamme.
Alors s’il est certain que cette acquisition permet à Google d’entrer de plein pied dans le secteur – encore naissant – de l’internet des objets, et qu’il lui donne une voix et un droit de siéger dans ces groupes de travail et autres consortiums en devenir dont il est pour le moment encore absent, on ne peut pas pour autant expliquer cette acquisition que par un énorme pari sur l’avenir de ce marché.
Avec un prix d’achat à $3.2 milliards – et en omettant les frais d’intégration, de marketing et de fonctionnement à venir – il faudrait pour que Google soit break even que NEST réussisse à vendre un thermostat au prix unitaire de $250 à la moitié des 132 millions de ménages nord américains, ce qui représenterait avec leurs ratios actuels un revenu d’environ $16.5 milliards et $3.3 milliards de marge. Il est assez peu probable que ceci se produise, ni à court ni à moyen terme.
En outre, ne perdons pas de vue que contrairement à un iPod ou bien à un iPhone, un thermostat NEST fonctionne sur un marché d’équipement et pas un marché de renouvellement : personne ne va changer son thermostat domestique tous les 24 ou 36 mois. Mais surtout on ne peut pas consommer ni acheter des contenus ou services complémentaires depuis un NEST. Enfin, pas pour le moment, mais vous allez voir que c’est une chose qui figure dans les plans de NEST.
Google s’invite dans la maison
Une autre explication que l’on retrouve souvent dans la presse, mais toujours aussi peu convaincante : En rachetant NEST, Google s’invite dans la maison et va pouvoir tout savoir et tout apprendre sur les habitudes de vie et de consommation de ses habitants.
Immanquablement arrive tout de suite après le sujet de l’exploitation des données personnelles et tous les fantasmes qui vont autour – ce qui peut se comprendre en plein psychodrame de la NSA – et une théorie selon laquelle Google nous placerait des publicités ciblées sur la base de cette collecte de données domestiques. Non seulement cela n’est pas possible du fait des Privacy Policies de NEST mais on voit mal comment ces données renseigneraient mieux Google que toutes celles qu’ils ont déjà à disposition via notre smartphone Android qui nous suit partout.
Alors oui certes, on pourrait imaginer aisément quelques scénarios intéressants en couplant des données de notre agenda, de la météo et de notre thermostat à domicile, le tout rendu via Google Now sur votre téléphone Android. OK, soit.
Mais ceci n’a rien d’aussi disruptif qu’on veut bien le penser, et surtout il n’y a finalement là dedans rien d’aussi lucratif que le business publicitaire actuel de Google, qui est sa vraie vache à lait. Ce business publicitaire dégage plus de 60% de marge et finance en la plupart des autres activités qui ne sont encore que des expérimentations et des vrais centres de coût.
Pour le reste, n’oublions par que le sujet de la Domotique est antérieur à internet. Il y a eu dans les années ’80 des expérimentations de Domotique et de systèmes de GTC dans le bâtiment (Gestion Technique Centralisée) à base de… terminaux Minitel. Ca fait plus de 20 ans que l’on teste et que l’on expérimente dans la domotique, sans que ce secteur n’ait connu de succès au delà d’un petit nombre de bricoleurs et de technophiles. Il y a bien une raison à celà.
Alors 2014 serait-elle l’année de la domotique ? Ou peut être 2015… Peut être bien. Peut être comme cette prédiction qu’on entend à chaque nouvelle année et qui la présente comme étant « enfin l’année du mobile ».
Google renforce son inventaire de brevets
Autre piste et autre explication avancée par la presse : NEST a certainement déposé toute une panoplie de brevets et Google souhaiterait les ajouter à son portfolio de façon à éviter d’éventuels problèmes juridiques et commerciaux à l’avenir. Peut être.
Mais tout de même : payer $3.2 milliards juste pour acquérir de la propriété intellectuelle ? Il y a pourtant un précédent similaire chez Google : si on considère que pour l’instant l’acquisition de la branche mobile de Motorola pour un chiffre record de plus de $12 milliards (1) a surtout permis à Google de poursuivre le développement de Android en se mettant à l’abri de procès et en tenant à distance bon nombre de Patent Trolls.
Mais alors pourquoi au final ?
On finit par tourner en rond et se gratter la tête en cherchant une explication rationnelle et plausible.
Même Jean-Louis Gassé, lui même ancien de chez Apple, concluait un article fort bien argumenté et documenté en se demandant si cette acquisition correspondait vraiment à une stratégie clairement définie, ou bien si elle avait eu lieu juste parce que Google en avait les moyens.
Pour Barry Rithholtz du Washington Post, il pourrait simplement s’agir d’une action défensive – une sorte de police d’assurance – payée pas si cher que ça en final, en considérant les revenus trimestriels et le cash flow de Google. Il y a sans doute aussi un peu de ça, mais encore une fois, l’explication réside ailleurs.
Jean-Louis Gassé rappelle aussi dans ce même article que plusieurs voix s’étaient exprimées en regrettant que NEST n’ait pas été racheté par Apple : selon ces personnes, NEST aurait plus d’affinités avec Apple qu’avec Google. Je ne partage pas cet avis.
En effet, au delà du design de l’objet, de la précision de sa fabrication et de l’expérience utilisateur « Out of the Box » qui font fortement penser à Apple, pour le reste tout ressemble furieusement à un pur projet d’ingénieur à la Google.
Tandis qu’Apple se serait sans doute contenté de proposer des boites de thermostats NEST dans ses Apple Store s’ils en avaient fait l’acquisition, par contraste Google lui sait exactement quoi en faire. Et ça change tout !
Introducing NEST Energy Services…
En cherchant un peu d’informations, on finit par trouver des choses très intéressantes, et en particulier on apprend l’existence des NEST Energy Services, une offre qui vient de façon très logique enrichir la proposition de valeur des thermostats NEST .
On comprend alors que la finalité de l’objet n’est pas tant le service rendu au consommateur en lui proposant plus de confort et une meilleure expérience utilisateur. Non, une fois de plus, la vraie valeur de ce thermostat intelligent et connecté est ailleurs.
Sa valeur réside dans le fait que NEST a noué des accord commerciaux avec plusieurs fournisseurs d’énergie, et que ces derniers offrent des incentives en cash aux clients qui acceptent de jouer le jeu.
L’objectif ? L’objectif c’est de mieux maitriser et réguler la consommation d’énergie.
Il s’agit de lisser la consommation d’énergie non pas à l’échelle d’une maison, mais à l’échelle d’un ensemble d’habitations, d’une ville ou d’une agglomération pour éviter les pénuries d’énergie qui sont couteuses à la fois aux consommateurs (le prix de l’énergie pouvant alors subitement être multiplié par 100) et aussi aux fournisseurs (ce marché étant régulé aux US, le prix maxi facturé au consommateur est plafonné, la différence devant être réglée par le fournisseur d’énergie).
Le thermostat NEST est le capteur qui permettra aux fournisseurs d’énergie d’atteindre la maitrise du Smart Grid.
Et ici, les enjeux sont énormes, et concernant absolument tous les foyers. On est bien loin du sujet des gadgets à la mode et de l’internet des objets…
Parmi tous les analystes et acteurs qui ont commenté le rachat de NEST, Fred Potter le CEO français de Netatmo est certainement celui qui a vu juste parmi les premiers. Bravo !
Google et le marché de l’énergie donc ?
C’est en connectant tous les points que le schéma apparaît.
C’est peu connu mais une filiale de Google nommée Google Energy LCC a reçu de la FERC les autorisations nécessaires pour être un opérateur sur le marché de l’énergie et pouvoir vendre et acheter de l’énergie au prix du marché. C’est cette interview qui révèle ce fait très inhabituel pour un acteur tel que Google (voir à 1’40’’).
Vous commencez à voir le schéma qui se dessine ? Très bien. Maintenant vous pouvez relire cet article de Avril 2013 à propos de NEST Energy Services et tout sera à présent beaucoup plus clair.
En prenant un peu de recul
On tient là une explication autrement plus plausible que celles faisant références à un investissement de Google sur le marché de l’internet des objets, un marché encore incertain et dont la quasi majorité des offres sont à ranger au rayon des gadgets, tant ces objets ne répondent pas à un réel besoin, ou bien rendent une valeur et un service pour le moins aléatoire.
Le rachat de NEST par Google, c’est bien un évènement de l’économie réelle, et pas un pari sur une nième itération générationnelle de l’Internet.
Au delà de NEST
C’était tout de même assez délectable de lire certains analystes s’extasier sur l’objet thermostat de NEST et vanter l’excellence de la réalisation de l’objet, arguant que Google n’est pas une boite qui sait faire du hardware, et que l’acquisition de NEST allait pouvoir leur permettre d’innover sérieusement. C’est un peu l’histoire du sage, de la lune et du doigt. Amusant.
Pendant ce temps là, Google a également racheté une demi douzaine de boites dans le domaine de la robotique, dont Boston Dynamics qui fait des choses tout bonnement hallucinantes, et dernièrement on a aussi entendu parler de Deepmind, une boite spécialisée dans l’intelligence artificielle, mais très discrète sur ses travaux et ses recherches. Mais bizarrement tout ceci a généré bien moins de réactions que l’acquisition de NEST.
En regardant tout ceci avec un peu de recul, le pattern apparaît et c’est finalement cohérent avec ce à quoi Google nous a habitués depuis toujours : utiliser la technologie pour résoudre des problèmes courants de la vie de tous les jours et simplifier des tâches humaines récurrentes : des voitures Google Cars sans chauffeurs, aux robots domestiques, aux lentilles de contact intelligentes pour les diabétiques, etc, les mots clés sont simplification, automatisation et optimisation.
A suivre, donc…
Notes et références
(1) Au lendemain de la publication de cet article, Google confirmait céder une partie des assets et des activités de Motorola Mobility au chinois Lenovo. Google conserve cependant le portefeuille de plus 10,000 brevets venant de Motorola. Le montant de la vente ? Un peu plus de $2.9 milliards. Tiens tiens, mais on dirait que Google vient de se rembourser du montant de l’achat de NEST…